Le jugement de Dieu
Par David Olivier le jeudi, avril 24 2014, 02:14 - Lien permanent
... c'est-à-dire, le jugement par nous de Dieu.
Dieu, je pense, n'existe pas. Cependant, qu'il existe ou non, il y a lieu de faire un jugement de Dieu, un jugement par nous des actions communément attribuées Dieu.
Les propos suivants du comédien états-unien Bill Maher concernant le film récemment sorti Noé ont provoqué outre-atlantique un petit scandale:
Mais ce qui pose vraiment problème n'est pas le côté trivial. C'est l'immoralité de l'histoire. C'est celle d'un meurtrier de masse psychotique impuni - et ce meurtrier s'appelle Dieu. La Genèse nous dit que Dieu était si énervé par son propre ratage, par le fait d'avoir créé une humanité si imparfaite - grrr! - qu'il a provoqué un déluge pour tuer tout le monde - tout le monde, les hommes, les femmes, les enfants, les bébés!! (...) Les gens de droite ne cessent de répéter que les Américains perdent leurs valeurs morales. Mais peut-être que c'est parce que vous adorez un type qui noie les bébés! Ensuite, le plan génial de Dieu, après avoir tué tout le monde, est de repeupler la Terre avec une nouvelle génération des même trouducs qui ont provoqué sa colère la première fois! Avec ce résultat prévisible: il en tue des millions d'autres! Si nous étions un chien et Dieu notre propriétaire, la SPA appellerait la police. Comment pouvons-nous vouloir puiser notre éthique dans ce livre?
En réaction, le militant chrétien Tristan Emmanuel a regretté publiquement l'abolition des lois sur le blasphème qui auraient valu à Maher le fouet ou pire[1]. Bryan Fischer, porte-parole d'une organisation chrétienne et animateur d'un programe quotidien suivi par plus d'un million de personnes, a affirmé que si Dieu ne tue pas Maher sur le champ, alors qu'il serait bien justifié de le faire, c'est uniquement pour lui permettre de se repentir[2].
Si j'approuve les propos de Maher, ce n'est pas pour le plaisir de blasphémer et de faire mal à la sensibilité, à l'épiderme sensible des chrétiens. Je trouve important de pouvoir appeler un chou un chou; de pouvoir dire certaines choses à propos du christianisme et de son dieu. Les chrétiens semblent trouver trop évident que ce que fait Dieu est nécessairement bon; bon par définition, bon quoi qu'il fasse.
Il y a là quelque chose comme de la veulerie. Car trop souvent, l'idée de la bonté de Dieu s'accorde avec celle de Sa toute-puissance et l'espoir qu'Il sera bon pour moi pour peu que je me soumette à Lui. Me vient à l'esprit ce passage du livre de Primo Levi, Si c'est un homme. Cela se déroule dans le camp d'Auschwitz, le soir après une «sélection» - opération où les nazis passent en revue les détenus pour éliminer ceux qui ne sont plus capables de travailler[3]:
Peu à peu, le silence s'installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j'entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n'avoir pas été choisi.
Kuhn est fou. Est-ce qu'il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l'ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien? Est-ce qu'il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour? Est-ce qu'il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd'hui est une abomination qu'aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer?
Si j'étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.
Primo Levi, athée, ne reproche pas à Kuhn de croire en Dieu. Il lui reproche d'avoir aboli tout jugement moral sur Dieu, de se contenter de voir son propre intérêt - de remercier Dieu de l'avoir épargné lui.
À l'opposé de Kuhn[4] se situe l'attitude d'Isaac Bashevis Singer[5]:
Quand un humain tue un animal pour se nourrir, il néglige sa propre faim de justice. L'Homme demande miséricorde à Dieu, mais il ne veut étendre la sienne aux autres. (...) Je ne peux jamais accepter l'incohérence ou l'injustice. Même quand elle vient de Dieu. Si par sa voix Dieu me disait «je suis contre le végétarisme», je répondrais «eh bien, moi je suis pour». C'est dire si mon sentiment sur le sujet est fort.
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Platon posait dans Euthyphron[6] un dilemme qui, dans des termes monothéistes, se traduit ainsi: le bon est-il par définition ce que Dieu juge bon (option 1), auquel cas la proposition «Dieu est bon» est vide? ou au contraire le bon peut-il se définir indépendamment de Dieu (option 2), auquel cas Dieu est bon parce que de fait, il veut ce qui est bon? Dans le premier cas, il est inconcevable que Dieu ne soit pas bon; l'éthique se confond avec vouloir ce que Dieu veut, quelle que soit cette volonté, indépendamment de ce que nous tendons de notre propre chef à juger bon. Dans le second cas, par contre, même si nous pensons que Dieu est bon, il s'agit d'un jugement éthique de notre part. L'autonomie de notre jugement éthique est préservée, et même si de fait nous jugeons Dieu bon, c'est nous qui le jugeons; Dieu ne se confond pas avec le bon.
Il semble que la position chrétienne standard soit, suivant Thomas d'Aquin, d'éluder le problème[7]. Ou plus exactement: de louvoyer entre les deux options, selon l'opportunité.
Car le christianisme s'est bâti sur l'idée d'un jugement positif de Dieu. Un jugement quel qu'il soit, positif ou négatif, implique que l'on se réfère à une éthique indépendante de Dieu, c'est-à-dire que l'on soit dans l'option 2. «Dieu est amour» nous dit-on. «Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle[8].» Dieu est bon, Jésus était bon, il faisait le bien. Il a ressuscité Lazare, ce qui a rendu le sourire à ses sœurs. Il a guéri des paralytiques. Il n'accomplissait que des choses qui faisaient le bien. Jésus t'aime; pourquoi refuser cet amour divin, infini?
Pascal Perri, chroniqueur de radio, à l'occasion de la fête de Pâques[9]:
Je dis qu'il ne serait peut-être pas inutile (...) d'en revenir à la culture chrétienne qui a participé à l'édification, à la construction de la nation en France. Bien sûr, bon, il y a cette crise terrible que nous traversons tous, là, avec des comportements égoïstes (...). [O]n ne va pas dire «Pascal Perri, libéral, ça y est, il a perdu la boule, il s'est converti»; pas du tout; je dis que dans la société d'aujourd'hui, nous avons besoin de fraternité, de solidarité, de compassion, et que finalement parfois, l'esprit religieux pouvait servir de balise.
Perri vante le christianisme même d'un point de vue non chrétien (il prétend ne s'être lui-même «pas du tout» converti): la morale promue par le christianisme, dit-il, c'est la fraternité, la solidarité, la compassion, toutes choses qu'on juge bonnes déjà d'un point de vue non chrétien.
Cette bonté affirmée du dieu chrétien contraste avec ce qu'on nous dit des autres dieux, des dieux faux de l'Antiquité. Dans les histoires édifiantes de mon enfance, on représentait le dieu Moloch en tyran cauchemardesque, se repaissant des chairs des enfants brûlés vifs. Guérir les paralytiques = bon, brûler vifs les enfants = mal. On a de la chance, le vrai dieu est celui qui est bon, le dieu de compassion, de solidarité, pas celui qui brûle les enfants. Ce qui présuppose que l'inverse soit concevable: que le vrai dieu soit mauvais. On est bien dans l'option 2, celle où on peut juger Dieu.
Mais une fois acquis ce jugement positif sur Dieu, le discours change. Notre faculté de juger, notre raison et notre sensibilité sont envoyées en congé. On passe à l'option 1: quoi que Dieu dise ou fasse est bon par définition.
J'ai été accosté une fois à un arrêt de bus par une dame dont l'attention avait été attirée par mon badge anti-viande. Dès que j'ai commencé à lui expliquer mon refus de manger les animaux, elle m'a interrompu, avec un air de reproche: «Jésus ne nous a pas interdit de manger la viande.» Toute argumentation éthique concernant le statut des animaux, concernant leur vie, leurs plaisirs et leurs souffrances, était interdite. Jésus a dit.
Déjà sans parler des animaux, il importe de noter l'énormité de la chose. C'est ce que fait Maher dans le passage cité plus haut, à propos de Noé: Dieu décide d'exterminer (terme employé plusieurs fois[10]) les humains, hommes, femmes, enfants et jusqu'aux bébés, tous sauf Noé et sa famille.
Que disons-nous donc des instructions suivantes[11]?
J'ai ordonné (...) que l'objectif de la guerre n'est pas d'atteindre telle ou telle ligne, mais d'anéantir physiquement l'ennemi. C'est ainsi que j'ai mis en place, pour le moment seulement à l'est, mes formations tête-de-mort avec l'ordre d'envoyer à la mort, sans pitié ni compassion, hommes, femmes et enfants d'origine et de langue polonaise.
Nous n'approuvons pas de tels actes, sauf quand leur auteur est Dieu.
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Il importe de prendre un pas en arrière, et d'examiner ce qu'on nous dit de Dieu avec les mêmes yeux que pour Moloch. Il ne s'agit pas que de l'histoire lointaine de Noé. Rappelons que de façon générale c'est Lui qui tue les gens. Dans les avis de décès, la chose est formulée avec élégance: «Dieu l'a rappelé à Lui.» Ce qui vaudrait à un quidam la cour d'assise est, commis par Dieu, normal. Mais peut-être n'est-ce pas un mal, après-tout, car le serviteur qu'il a rappelé, il lui donne le paradis? Mais alors, si je tue mon voisin pendant qu'il prie (pour que son âme soit sauvée), quel mal fais-je? Cela me vaudra la cour d'assise quand même. Dieu ne fait pas que tuer. On se souvient de l'émotion provoquée par ce que l'auto-proclamé «Gang des barbares» fit subir à Ilan Halimi[12], avant de l'abandonner agonisant, lardé de coups de cutter et brûlé sur 80% du corps. C'est mal, ce qu'ils firent? Comment meurent les victimes des incendies? Des tremblements de terre, quand ils agonisent des jours durant, le corps déchiré et paralysé par des blocs de béton? Le Gang des barbares, et Moloch même, ce sont des bisounours face à Dieu.
Maher ne fait pas que dénoncer la barbarie de Dieu. Il ne croit pas à Dieu plus que moi; mais il note qu'adorer «un type qui noie les bébés» n'est pas sans conséquence sur notre éthique. Il n'est pas bon pour notre éthique que la moitié des membres de notre société adore l'équivalent divin du Gang des barbares; et que l'autre moitié ne voit pas là de mal et est même prête à gober les paroles d'un Pascal Perri qui nous invite à revenir au nom de la solidarité et de la compassion à la culture chrétienne, à la culture qui adore un tel dieu barbare.
Un point particulier de cette influence néfaste est celui-ci: l'idée selon laquelle la force fait le droit. Notre attitude envers ce dieu en est l'expression suprême. Dieu a tous les droits, a le droit même de nous condamner à brûler éternellement en enfer, parce qu'il est le plus fort. Il nous a créés et donc peut faire ce qu'il veut de nous; comme les parents qui se donnent le droit de massacrer leurs enfants parce qu'ils les ont faits.
Pour un chrétien, un même acte - tuer, par exemple - avec les mêmes conséquences - la mort de quelqu'un - est un crime ou au contraire légitime selon qui le commet. Pour un chrétien, le mal d'un acte n'est pas dans le mal qu'il fait, mais dans la légitimité qu'avait l'auteur à l'accomplir. Cette tradition verrouille notre esprit dans une attitude déontologique, où notre éthique est obsédée par le statut de l'acteur. La souffrance de la victime, finalement, ne compte pour rien. Une éthique de barbares.
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Jésus ne nous a pas interdit de manger les animaux. Saint Paul nous a fait comprendre que Dieu ne se met pas en peine des bœufs[13]. Notre esprit dès lors est comme paralysé. Mais si nous acceptons de voir en ce Dieu l'équivalent moral de Moloch, un être imaginaire mais répugnant, nous pouvons briser cette paralysie. Nous pouvons nous réapproprier notre compétence éthique. Et voir l'étendue de l'horreur, l'océan de souffrance animale que ce dieu a béni.
C'est là une libération salutaire.
Notes:
[1] Tristan Emmanuel, «Bill-Asphemy: Does Maher Deserve a Whipping for Slandering God?»
[2] Séquence sur le site de Right Wing Watch.
[3] Primo Levi, Si c'est un homme (1947), trad. Martine Schruoffeneger.[4] Je ne veux pas trop charger ce pauvre Kuhn, sans doute mort à Auschwitz et connu seulement par les paroles cinglantes de Levy. Je ne sais pas si j'aurais été plus digne à sa place.
[5] Isaac Bashevis Singer, préface de Steven Rosen, Food for the Spirit: Vegetarianism and the World Religions (1987), trad. par moi-même.
[6] Texte en français en ligne.[7] Voir par exemple cette page.
[8] Jean 3:16 (trad. L. Segond).
[9] Pascal Perri dans l'émission réactionnaire «Carrément Brunet», RMC, 18 avril 2014.
[10] Genèse 6:7, 7:4, etc.; traduction L. Segond.
[11] Discours d'Obersalzberg par Hitler à ses commandants militaires, 22 août 1939 (trad. par moi-même). Voir la page de Wikipedia correspondante.
[12] Janvier 2006. Article sur Wikipedia.
[13] 1 Corinthiens 9:9,10: «Car il est écrit dans la loi de Moïse: Tu n'emmuselleras point le bœuf quand il foule le grain. Dieu se met-il en peine des bœufs, ou parle-t-il uniquement à cause de nous? Oui, c'est à cause de nous qu'il a été écrit que celui qui laboure doit labourer avec espérance, et celui qui foule le grain fouler avec l'espérance d'y avoir part.» (trad. L. Segond)
Commentaires
Tu connais les études sur les effets de l'éducation religieuse chez les écoliers israéliens ? C'est impressionnant et ça illustre ton propos :
http://timthinksthat.net/2010/02/re...
Pierre: Merci pour ce lien, que je ne connaissais pas. C'est effarant! La religion est une expérience de Milgram à grande échelle!
Partipris: Dans leur effet néfaste sur les sociétés et les esprits, les religions n'ont aucune raison d'être égales. Le seul reproche général qu'on peut leur faire est de dire toutes le faux, dans la mesure où elles donnent toutes une vision fausse du monde, créé par un dieu (ou plusieurs), etc. Mais une idée fausse n'est pas néfaste en soi.
Je ne vois aucune justification pour cette sorte d'obligation que l'on aurait de mettre toutes les religions sur un même plan. La religion chrétienne est largement dominante aujourd'hui dans le monde, explicitement ou implicitement, pour des raisons historiques. C'est aussi celle que je connais le mieux, pour des raisons personnelles. Il est logique que je m'attache particulièrement à la critique de celle-là. Enfin, nous tendons trop à projeter sur les autres religions des caractères propres de la religion chrétienne. En particulier, seule la religion chrétienne, et l'islam qui en est largement issu, font de la croyance une obligation. Le mot clé dans le passage que je cite de l'Évangile selon Saint Jean est «croit». Le christianisme est une *foi*, ce que ne sont pas par exemple le judaïsme ni le bouddhisme. (Cf. mon intervention aux Estivales, http://www.question-animale.org/fra...). C'est une spécificité qui en fait une religion particulièrement nocive, parce que directement contraire à la liberté de pensée.
Enfin c’est qu’en même pas rien cet homme en croix (certes ces faits sont peut-être une invention de saint Paul mais alors les premiers chrétiens on est dur avec eux je trouve de leur coller dessus par avance les croisades ou l'inquisition) qui prie pour ses bourreaux, pas rien de voir les circuits de l’attachement nous venant des mammifères, ceux de l’empathie partagés avec certains singes réutilisés et associés à des circuits codant pour des abstractions d’ordre supérieur (capacités à conceptualiser la possibilité du néant à la place du monde ou d’avoir pitié pour toute la création (capacités propres aux sapiens à mon avis)), magnifiés jusqu’à ce que cet homme veuille racheter les péchés (que ce soit délirant ou pas) des gens qui le frappent auprès de son Dieu. Si cette théologie est « fausse » c’est la chose la plus kitsch qui aura jamais été crée, si elle « vraie » son symbolisme théologique kitchise toutes les expériences culturelles qu’on inventera jamais: le républicanisme français comme toutes les modes et toutes les idéologies politiques.
Je ne sais pas ce qui serait le plus ridicule alors entre ça et une cérémonie antispéciste ou au moment de l’oraison funèbre se tiendrait le discours suivant: « coco avait 50 % de gènes en commun avec le maïs; je crois que c’est pour ça qu’il aimait beaucoup le pop corn (sic), c’était un animal, je n’ai rien à rajouter; merci »
« on te soutient nadine; pas facile d’avoir perdu un demi maïs; comment l’appelais-tu déjà, mon gros pop-corn, c’est terrible, quel drame! »
Bon je caricature!